Tatouages du monde flottant

LE CORPS IMAGÉ AU JAPON

Du 1er juillet au 3 décembre 2023

Toyohara Kunichika (1835-1900), Les acteurs Bandō Hikosaburō, Kawarasaki Gonjūrō et Nakamura Shikan (de droite à gauche), de la série Fleurs d’Edo : cinq jeunes hommes, Japon, époque d’Edo (1603-1868), 1864, xylogravure polychrome sur papier, 35,8 x 75,3 cm  © Sylvain Durand / Collection Xavier Durand.

L’art du tatouage japonais est considéré comme l’un des ornements corporels les plus aboutis au monde.

Avant l’adhésion populaire, sa pratique puise sa source au cœur de l’époque d’Edo (16031868) avec le tatouage de serment fait par amour et le marquage infamant des criminels. Le cheminement vers une ornementation extrêmement élaborée qui couvre de larges parties du corps reste méconnu du grand public.

Pendant deux siècles et demi, cette évolution s’est nourrie de la vie culturelle de l’ukiyo, ce « monde flottant » en pleine effervescence en dépit de la censure imposée par le shogunat Tokugawa.

Support de contestation silencieuse, le corps devient un moyen d’exprimer force et courage pour les gens du peuple. Ce phénomène social s’intègre alors à la culture du théâtre kabuki, de l’estampe et du livre, puis passe de la lumière à une ombre relative avec la prohibition de 1872 qui efface une partie de cette mémoire. Après la fin de l’interdiction en 1948, en particulier durant les années 1960, le cinéma s’empare de cet héritage et en associe l’image aux groupes criminels yakuzas que la gravure, la photographie ou le manga perpétuent.

Au Japon, cette représentation durable alimente la perception négative du tatouage et limite encore la liberté d’accès à certains lieux publics.

Cette exposition retrace plus de trois cents ans d’histoire de cet art de l’éphémère, qui ne dure qu’une vie, dont les codes d’hier inspirent ceux d’aujourd’hui. Elle interroge notre regard sur l’engagement que demande une telle démarche et sur l’identité sociale des personnes qui marquent leur corps.

Quand l'Occident découvre le tatouage japonais

Stillfried (1839-1911) & Andersen (1880-1956), Sans titre (homme tatoué), Japon, ère Meiji (1868-1912), vers 1877, épreuve sur papier albuminé coloriée à la main, 26,4 x 19,9 cm ©Sylvain Durand / Collection Xavier Durand

La France et le Japon signent le traité de paix, d’amitié et de commerce le 9 octobre 1858.

Cet événement est l’aboutissement des pressions exercées par les États-Unis depuis 1853 pour obtenir l’ouverture des ports japonais, mettant fin à plus de deux cents ans de politique isolationniste du shogunat Tokugawa.

Dès le début des années 1860, Yokohama devient le principal comptoir commercial où se côtoient les puissances occidentales (américaine, britannique, hollandaise, russe et française) habilitées par le régime shogunal. Situé à proximité d’Edo encore fermée aux étrangers, ce port voit les premiers voyageurs s’enthousiasmer pour l’exotisme que leur suggère le Japon d’alors.

La découverte des samurai, des geisha, des rues animées à l’architecture inhabituelle propose un kaléidoscope culturel qui séduit les voyageurs. Ceux-ci rapportent en Occident estampes, bronzes, sculptures, objets miniatures, photographies et soieries que les milieux littéraires et artistiques plébiscitent, développant dans le même temps le goût du japonisme porté par les expositions universelles de la fin du XIXe siècle.

À cette même période sont publiés des récits de voyage sur le Japon dont certains évoquent la pratique du tatouage ornemental. Ils sont parfois illustrés de croquis ou de gravures qui reprennent les figures tatouées issues des Yokohama shashin, les tirages photographiques vendus au Japon. Ces documents présentent le phénomène de différents points de vue : tantôt une pratique tribale qui trahit la vision dominatrice occidentale, parfois une curiosité sans plus d’intérêt, fréquemment un objet de fascination artistique.

Les origines du tatouage au Japon

Anonyme, Groupe d’Aïnous, Japon, ère Meiji (1868-1912), vers 1900, épreuve à l’albumine sur papier coloriée à la main, 20,3 x 26,6 cm ©Sylvain Durand / Collection Xavier Durand

Des hypothèses envisagent une origine préhistorique au tatouage japonais en reconnaissant des ornements corporels dans des marques observées sur des statuettes en terre cuite dogū de la fin de la période Jōmon (env. 13 000-400 av. J.-C.) ou sur certains haniwa, sculptures funéraires de la période Kofun (env. IIIe-VIe siècle). La plus ancienne source textuelle mentionnant des tatouages ornementaux au Japon date de la 2de moitié du IIIe siècle et provient de Chine. Les Chroniques de la dynastie des Wei comporte en effet un chapitre consacré aux « Barbares de l’Est » qui mentionne des décorations sur le visage et sur le corps du peuple wa, c’est-à-dire les Japonais.

Certains indices incitent à établir une possible filiation avec le tatouage traditionnel des Aïnous, ethnie installée au nord, sur l’île de Hokkaidō. Dans cette culture, les femmes avaient pour coutume de faire tatouer par d’autres femmes le contour de leurs lèvres ou leurs sourcils, mais aussi les avant-bras et le dos des mains. Ce style de tatouage ancien possède une esthétique géométrique similaire à celle que l’on trouve dans le sud du Japon, dans l’archipel Ryūkyū. Également réservé aux femmes, ce tatouage traditionnel incorpore des combinaisons de motifs complexes, notamment sur les mains.

Entre rites initiatiques, éléments corporels décoratifs, démarches individuelles et sociales, l’empreinte protectrice de ces pratiques volontaires semble se perdre jusqu’à l’essor de l’époque d’Edo.

Les marques infamantes

Code judiciaire [des peines applicables] par les fonctionnaires publics, Japon, époque d’Edo (1603-1868), 1re moitié du XIXe siècle, encre sur papier, 27 x 19 cm ©Sylvain Durand / Collection Xavier Durand

Une autre forme de tatouage, comme châtiment, est présente dans les Chroniques du Japon (Nihon shoki), ouvrage achevé en 720 dans lequel un passage décrit sa fonction punitive autour du Ve siècle. Des signes géométriques et des idéogrammes sont les supplices tatoués qui signalent les délits commis par les personnes incriminées.

Les indications de la pratique du tatouage punitif ne réapparaissent qu’à l’époque d’Edo sur l’ordre du shōgun Tokugawa Yoshimune (1684-1751). À partir des années 1740, un code de justice pénale (Kujikata osadamegaki), diffusé de manière restreinte sous forme de manuscrit et à l’usage des fonctionnaires, recense les peines encourues selon les crimes perpétrés. Ainsi, des marques sont tatouées sur les bras ou le visage pour des méfaits comme le vol ou la contrebande de marchandises, elles diffèrent selon les fiefs seigneuriaux où les actes répréhensibles ont été commis.

Elles peuvent aussi se cumuler en fonction de la gravité des fautes, en cas de récidive ou de délits opérés dans plusieurs territoires. L’usage des marques infamantes est mentionné au XIXe siècle dans quelques ouvrages d’Occidentaux qui détaillent le processus réservé aux personnes condamnées. Le terme irezumi 入墨, littéralement « insérer de l’encre », caractérise l’acte de tatouer les condamnés qui se réalise en prison selon la méthode de l’incision cutanée imprégnée d’encre. Même si ce type de peine est aboli par le gouvernement de Meiji (1868-1912), sa connotation négative perdure au XXe siècle.

Le tatouage investit l'espace culturel

Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), Sosei (Cao Zheng), le démon du maniement du couteau, de la série Les cent huit héros du roman Au bord de l’eau, Japon, époque d’Edo (1603-1868), vers 1827-1830, xylogravure polychrome sur papier, 37,1 x 25,6 cm ©Sylvain Durand / Collection Xavier Durand

Signe des nouvelles mœurs citadines, l’engouement pour le tatouage de serment est mentionné dans la littérature de la fin du XVIIe siècle et il faut attendre la 2de moitié du XVIIIe siècle pour observer les premières figurations d’idéogrammes de fidélité amoureuse dans certaines publications, comprenant des images érotiques (shunga).

Hormis quelques exemples figuratifs, l’avènement de la représentation du tatouage ornemental se réalise au siècle suivant avec deux triomphes populaires. Le premier est celui de la pièce de kabuki intitulée Miroir du Festival d’été à Ōsaka, dont le personnage central apparaît sur scène au milieu des années 1810, avec des ornements factices (peinture sur peau ou vêtement) simulant un tatouage, alors qu’il n’était pas tatoué dans la pièce originale créée en 1745. L’autre phénomène à succès est celui du roman d’origine chinoise Au bord de l’eau (appelé Suikoden au Japon) dans son édition publiée de 1805 à 1838 et illustrée par Katsushika Hokusai (1760–1849), ainsi que la série d’estampes créées à la fin des années 1820 par Utagawa Kuniyoshi (1797-1861).

Entre intégration d’un élément social et nouvelle vague artistique, la figuration du tatouage devient un thème incontournable que le théâtre kabuki et les éditeurs d’estampes et de livres s’approprient puis développent largement après les années 1850.

Le patrimoine artistique

Chloé Jafé (1984-), Yumi au onsen (source d’eau chaude), 2018, tirage gélatino-argentique N&B, papier baryté aux tons chauds, éd. 1/5, 61 x 50,5 cm ©Chloé Jafé / Collection Xavier Durand

Durant les années 1970, le tatouage japonais continue de s’exporter en dehors de l’archipel, cette fois pour ses valeurs artistique et historique. Des tatoueurs étrangers nouent avec leurs homologues nippons des relations techniques et graphiques qui imprègnent mutuellement les pratiques.

Dans les années 1980, certains prédisent l'extinction la technique traditionnelle à la main dans l’archipel. Pour autant, elle se maintient en parallèle de l'utilisation du dermographe par les générations suivantes de tatoueurs. Les espaces privés poursuivent leurs activités avec une clientèle plurielle, y compris celle de la clandestinité, dans un mépris social toujours prégnant qui tarde à s’effacer. À l’aube des années 2000, le style japonais fait l’objet d’un regain d’intérêt et un premier studio de tatouage avec pignon sur rue ouvre à Ōsaka puis plus tard à Tōkyō.

L’engouement planétaire pour le tatouage fait découvrir la culture du style japonais (wabori), et avec elle son image. Elle exprime la singularité d’un patrimoine chargé d’histoire qui s’intègre aussi bien à la peinture, la sculpture, la photographie qu’à l’estampe. Les créations contemporaines, inspirées par l’iconographie des ukiyo-e, associent le tatouage à différents univers dans lesquels son importance culturelle se perçoit en filigrane.

Au-delà des débats entre les détracteurs de l’instrument électrique et de la mondialisation des pratiques, le tatouage japonais est un art vivant et poétique fondé sur la compréhension d’une riche grammaire ornementale et de la symbolique de ses motifs traditionnels. Il scelle le serment intemporel d’une personne, d’une part avec elle-même, d’autre part avec l’artisan qui réalise une oeuvre chargée de sens et d’histoire gravée dans la peau.

Utagawa Kunisada I (1786-1865), Parodie de la pièce de kabuki intitulée Le retour du palanquin, Japon, époque d’Edo (1603-1868), 1859, xylogravure polychrome sur papier, 36,4 x 75,5 cm.
©Sylvain Durand / Collection Xavier Durand