Exposition Photographes en Asie

DU 27 MARS AU 3 JUIN 2024
DANS LE CADRE DE « PHOTOGRAPHES EN ASIE »

JAPON, LA ROUTE OUBLIÉE

© Léonnard Leroux

Je ne vois pas plus idéale façon de voyager que celle du rōnin, littéralement « homme vague », samouraï sans maître, que dépeint Akira Kurosawa dans son chef-d'œuvre de 1961, Yōjinbō (Le Garde du corps) : piéton au milieu de nulle part, ramassant une branche morte pour la jeter haut dans le ciel, afin qu’au hasard de sa chute, elle lui indique où aller comme le ferait la flèche originaire d’un balisage existentiel. Confier son voyage au vent et à la gravité terrestre plutôt qu’à sa volonté propre ou à toute autre borne humaine… Démarche aux antipodes de l’obsession moderne du voyageur conjurant sa peur de l’inconnu par l’industrie complexe de technologies toujours plus efficaces à supplanter son intuition, ayant toujours un coup d’avance sur l’imprévu, qu’il rentabilise par de savantes mises en scène démontrant à quel point le sens des affaires et celui de l’aventure sont devenus poreux.

Suivre ce rōnin et suivre son regard, celui qu’il jette sur l’horizon, hors du cadre, du contexte et du récit, loin derrière la caméra quand on lui demande son nom : Namae desu ka ? Tsubaki ! « Mon nom ? Champ de mûrier ! ». En disant ce qu’il voit à l’extérieur, par la fenêtre (un champ de mûrier donc), il dit ce qu’il est. Être le lointain, voir son humanité comme un simple élément du paysage et nommer ce même paysage comme on divulguerait une pièce d’identité… Antipodes du très narcissique rituel contemporain qui consiste à ne plus aller visiter des horizons, monuments, pays, continents, pour les voir mais pour s’y montrer, pour y être vu. Un monde comme simple toile de fond d’égo en exode ne fait plus monde.

Les travellings sont affaire de morale, dans tous les sens du terme et de la circulation. Au Japon, pratiquer l’art d’errer sans erreur, promener le vague orgueil d’être vagabond est une magnifique épreuve, celle qui consiste à se sauver, à fuir les clichés d’un archipel fantasmé dont la surexposition médiatique et touristique charrie la boursouflure comme l’antithèse du silence et du dépouillement intrinsèques à la culture de ce même archipel qu’elle prétend montrer. D’ailleurs, en citant d’emblée la figure galvaudée du rōnin, ne suis-je pas moi-même en train d’échouer sur l’écueil des clichés ? Certes ! À la noblesse du sabreur, j’aurais dû préférer la mollesse du gastéropode. Cette limace zen peinte vers la fin du XVIIIe siècle par Nagasawa Rosetsu dont le mucus trace un itinéraire aléatoire dont le chaos harmonise en fait le territoire de la page vide.

Les photographies présentées ici sont issues de quatre voyages réalisés entre le printemps 2016 et l’automne 2023, sur l’itinéraire subjectif de chemins sacrés tels que le Tōkaidō et le Henro, en passant par Hiroshima, jusqu’à Onomichi et Kamakura, ici pèlerinage dans le septième art, dans les pas de Yasujirō Ozu ou Akira Kurosawa. Ces images sont un parcours non un discours, un arpentage non un langage. La trace d’une errance dont j’ai fait l’image comme la limace son mucus, tentant de m’attacher et glisser à la surface de cette Terre et de cette époque sans périr.

Texte de Léonnard Leroux, auteur de la série photographique.

BIOGRAPHIE

Cap MurotoCap Muroto© Léonnard LEROUX

Depuis trente ans, Léonnard Leroux pérégrine sur les chemins sacrés du monde. Pari utopique de faire, dans l’ombre portée des terres promises, pas après pas, la cartographie de l’âme de lieux perdus, d’époques lointaines, d’archiver les vestiges d’une route oubliée.

Dès l’âge de 16 ans, il interrompt plusieurs fois sa scolarité pour marcher, solitaire, sur les vieux chemins de Bretagne. Démarche empirique, naïve et obstinée — car on n’en peut comprendre sans faire corps —, vouée à une époque médiévale dont les arts et les mythes le fascinent. Puis, les sculptures romanes d’un modeste tympan du XIIe siècle retiennent son attention dans le nord de l’Auvergne où il choisit de s’établir comme photographe indépendant.

En 2001, il repart, à pied, de Bretagne à Jérusalem, à la façon d’un François d’Assise, littéralement « sans argent, ni bâton, ni besace ». Voyage initiatique accouchant de Plus loin que nos pas, livre séminal des dix années à suivre où il collabore avec l’édition et la presse sur ses sujets et ses latitudes de prédilection.

En 2013, la route du poète supplée celle du mystique. Bourse du Festival Photo de Mer en poche, de Marseille à la corne de l’Afrique, il glisse dans le sillage de l’ultime voyage d’Arthur Rimbaud.

En 2016, après avoir consacré près de vingt années à documenter les racines culturelles et spirituelles de l’Occident, il entame un reportage au long cours sur le Japon, archipel idéal pour exercer l’orgueil de n’obéir jamais qu’au soleil, autrement dit la photographie corps et âme.

Baie de SagamiBaie de Sagami© Léonnard LEROUX