Kid Jockeys
Par Alain SCHROEDER
Du 25 janvier au 30 avril 2023

© Alain Schroeder
L’île de Sumbawa, en Indonésie, est le théâtre d’une tradition séculaire : des courses de chevaux auxquelles participent de jeunes enfants parfois à peine âgés de 5 ans. Cette pratique appelée Main Jaran (jouer/cheval) était à l’origine un rituel célébrant les récoltes avant que les colons hollandais le transforment au XXe siècle en divertissement pour notables. Sur cette île voisine de Lombok et Bali, mais située à l’écart des circuits touristiques, ces courses hippiques représentent aujourd’hui tant un des passe-temps favoris des habitants qu’un véritable enjeu financier.
La principale particularité des courses de Sumbawa réside dans la petite taille des chevaux et surtout le très jeune âge des jockeys. Ces derniers ont entre 5 et 10 ans et sont issus de milieux très modestes. Montant sans selle, pieds nus, sans étriers ni véritables protections, ils peuvent atteindre des vitesses vertigineuses, allant jusqu’à 80 km/h. Afin de faire face au danger, les familles font alors appel au chaman local (sandro) pour réciter des prières avant le départ et confectionnent, en guise d’amulettes de protection, des ceintures qu’ils attachent à la taille de l’enfant.
Formés, pour la plupart, par leurs pères ou leurs oncles, les garçons s’entraînent deux à trois fois par semaine et participent aux quatorze concours organisés tout au long de l’année dans les sept hippodromes de l’île. Chaque course peut rapporter entre 3 et 7 euros au jeune jockey, lequel peut courir une dizaine de fois dans une même journée. Dans cette région parmi les plus pauvres d’Indonésie et face aux rendements médiocres des cultures régulièrement ruinées par la sécheresse, ces rentrées d’argent offrent aux familles un complément de revenus souvent indispensable. Le travail des moins de quinze ans est pourtant officiellement interdit en Indonésie et certaines voix commencent à s’élever contre cette pratique qui porte atteinte aux droits de l'enfant, mais à Sumbawa, la tradition prévaut encore aujourd’hui sur la loi.
Réalisée en 2017, cette série a été récompensée par le prestigieux prix World Press 2018.
© Alain Schroeder
Biographie ALAIN SCHROEDER (1955 - )
Après des études de photographie à l’institut Sant-Luc de Liège en Belgique, Alain Schroeder travaille comme photographe sportif indépendant pendant une dizaine d’années. Ses clichés apparaissent sur plus de cinq cents couvertures de magazines.
En 1989, il cofonde l’agence de presse Reporters, laquelle le mène pendant près de 30 ans de l’âge d’or des agences photographiques à l’ère du numérique. En 2010, épris de liberté, il quitte l’agence et devient photojournaliste indépendant. Alain Schroeder décide alors de parcourir le monde à la recherche d’histoires. S’ensuit une vie de nomade et de nombreux séjours à l’étranger, notamment en Asie (Inde, Indonésie, Pakistan, Thaïlande, Myanmar, etc.). Si ses sujets sont majoritairement axés sur les problèmes sociétaux et les communautés locales, le sport continue de susciter son intérêt. Le photographe y consacre plusieurs de ses reportages : Kushti, dédié à la lutte indienne traditionnelle, Muay Thai Kids sur les enfants boxeurs professionnels en Thaïlande ou encore Dead Goat Polo, qui met en lumière le kok-boru, sport équestre kirghiz dans lequel deux équipes s’affrontent pour ramasser une carcasse de chèvre et l’amener dans la partie opposée du terrain.
Adepte des séries courtes, le photographe se limite le plus souvent à une dizaine de photographies. Adopté par les grands concours tels que le World Press, ce format le force à réfléchir à sa prise de vue et au choix des photographies. L’histoire doit alors être compréhensible, sans répétitions et marquée par des images fortes. Réduire à dix photos un reportage de six mois est selon lui, certes douloureux, mais salutaire. Photographe depuis plus de quarante ans, Alain Schroeder a notamment été publié dans de grands magazines (Geo, National Geographic, Paris Match) et a reçu de nombreux prix tels que le Japan Nikon Award en 2017 pour une série sur la crise des Rohingyas (Myanmar) ou encore le World Press et le POYI (Picture of the Year International) pour Saving Orangutans en 2020, consacré au quotidien de celles et ceux qui protègent les orang outans de l’île de Sumatra (Indonésie).
Interview ALAIN SCHROEDER
Comment avez-vous entendu parler des courses de chevaux de l’île de Sumbawa ?
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sujet ?
J’apprends souvent de nouvelles histoires à travers des livres ou des photos que je vois dans des magazines ou sur internet. Dans le cas des enfants-jockeys, j’avais lu un court article illustré de deux photographies dans un magazine de bord lors d’un vol intérieur en Indonésie.
Généralement, je conserve les informations dans des dossiers sur mon ordinateur, puis j’effectue des recherches. Souvent, des années plus tard, quand je suis dans le pays en question, j’exhume ces informations, je vois si j’ai quelque chose à vérifier ou à rechercher et si ça peut devenir une histoire. Cela s’est passé de cette manière pour Kid Jockeys. Les informations concernant le lieu et les dates étaient un peu floues sur internet et par précaution je suis arrivé sur place avec 15 jours d’avance.
Quelles anecdotes pouvez-vous nous raconter sur ce reportage ?
Le premier jour où j’ai vu le champ de course, assez délabré, et ce qui s’y passait (en fait il ne se passait rien), j’avais presque envie de partir. Mais je me suis accroché. Ensuite, tous les jours, pendant 8 jours, je me suis concentré sur un aspect différent des courses : les jockeys et leurs montures dans les stalles de départ, le rôle du soigneur, les images d’action, le bain des chevaux, les enfants grimpant aux arbres pour avoir une meilleure vue sur la course.
Pourriez-vous décrire votre expérience sur place ? Quels clichés cherchiez-vous à obtenir ?
J’ai loué un scooter et passé 10 jours sur l’hippodrome situé à 20 km de la ville de Sumbawa Besar. Il n’y avait quasi personne lors des premières courses. J’ai traîné avec les organisateurs dans la tour de contrôle de la ligne d’arrivée, j’ai bu des jus de fruits frais au « food truck » et j’ai eu carte blanche pour aller n’importe où sur la piste. Les courses commençaient tous les jours entre 10h et 11h. Il y avait très souvent des changements d’horaires. Cela a duré 8 jours, excepté le vendredi où, pour des raisons religieuses, il n’y avait pas de courses. Avec seulement 4 à 7 courses par jour d’à peine quelques minutes, il y avait beaucoup de temps morts pour prendre des photos des coulisses et pour essayer d’en savoir plus sur les pratiques chamaniques. C’est probablement la raison du succès de l’histoire. Elle dépeint non seulement la course, mais aussi les coutumes associées.
Pourquoi avez-vous opté pour du noir et blanc sur cette série ?
J’étais déçu par la lumière très dure. Les courses commençaient souvent en retard, vers 11h, et se terminaient vers 16h, et il y avait souvent des nuages à 15h, donc aucune chance d’avoir une belle lumière du soir. Pendant les courses, le soleil était presque au zénith. La pire lumière pour les photos. Le premier soir, quand j’ai regardé mes photos, c’était catastrophique, les parties sombres étaient noires sans détails, notamment les visages des jockeys portant le casque ou la cagoule noire. En couleur, la différence entre les hautes et les basses lumières était si extrême qu’il était très difficile d’obtenir des détails sur les visages sans rendre la photo artificielle. J’ai essayé de m’adapter en utilisant un flash pour obtenir du détail, mais ce genre de photos n’est pas mon style. J’avais besoin d’un style cohérent pour toutes les photos.
En convertissant les photos en noir et blanc et en commençant par celle des visages des jeunes jockeys, j’ai pu récupérer les détails dans les noirs et les images semblaient toujours très naturelles. Le ciel d’origine était bleu, donc une fois converti, il était sombre et donnait aux images une belle atmosphère. J’étais satisfait du résultat et j’ai continué en noir et blanc.
Chaque soir, je faisais une sélection des images les plus intéressantes et je les convertissais sommairement par lot, juste pour avoir une idée. De cette façon, je voyais l’équilibre (ou non) entre les différents événements (pendant la course, au point de départ, gros plans, hors course dans la rivière ou avec le soigneur) pour savoir quelles images manquaient à la série. Et ainsi, petit à petit, image après image, j’ai commencé à construire l’histoire.
Finalement, j’ai sélectionné entre 30 et 40 photos intéressantes. Puis j’ai étalonné les photos pour obtenir le même niveau de contraste, la même ambiance, les mêmes niveaux de gris afin d’avoir une série visuellement cohérente. J’ai dû réduire le nombre à 10 pour le concours du World Press. C’est toujours la tâche la plus difficile : raconter l’histoire avec les meilleures photos sans se répéter. Il y a toujours la tentation de mettre des photos pour lesquelles j’ai travaillé dur mais qui, finalement, ne sont pas intéressantes pour l’histoire.